Publié par harkia le

Tour Eiffel
Paris est mort

    Nous n’avons rien vu venir. Mais pour notre défense, comment se méfier d’un phénomène si habituel ? L’affliction avait commencé à s’installer en nous il y a bien des années, de façon pernicieuse et invisible. À bien y réfléchir, la fatalité qui s’abattit sur toute la population fut le résultat d’une “attaque” préparée depuis longtemps.

Canal saint Martin à Paris

     Le phénomène débuta avec du mauvais temps, la signature désespérante de la ville. La couche cotonneuse et sombre des nuages parisiens ressemblait à s’y méprendre à celle de tous les jours, à celle qui remplit le cœur des habitants d’une triste résignation. Pourtant, ces démons noirs comme l’ébène alourdissaient l’air d’une manière obscène que je peine à décrire. Personne ne pensait à les accuser  puisque ces derniers s’étaient lentement dilués dans le décor de nos vies, comme des compagnons indésirables que l’on apprend à supporter.
     La sensation, comme je l’ai décrite à Carole et Marc, ressemblait à une vibration malséante qui mettait à mal mes organes en les appesantissant. C’était une sensation interne plutôt qu’externe. Je sentais mon cœur battre plus bas qu’il ne l’aurait dû et mes poumons peinaient à maintenir leur danse respiratoire si familière.

Pont de Paris

    C’est avec une volonté elle aussi étrange que je parlais de mon ressenti à mes amis. Je remarquais avec étonnement que eux, ainsi que toute la population, évitaient le sujet en faisant comme si aucune turbulence ne secouait leur sein. Avaient-ils tous accepté ce qui leur arrivait ? Ce louvoiement universel ne faisait qu’accroître mon malaise qui s’épaississait autant que les nuages noirs au dessus de nos têtes.

    Durant plusieurs jours, une fatigue générale s’installa chez tout le monde. Nous ressentions une fatigue de l’âge et le poids d’une trop longue existence. Cet alourdissement se propageaient chez les enfants comme chez les plus âgés. Semaine après semaine, les rues vomissaient moins en moins de monde et les rares passants déambulaient le dos courbé. Ils étaient voûtés et condamnés à ne voir que leurs pieds ainsi que des trottoirs trop vides. Ceux qui disparurent en premiers furent nos parents, que l’âge avait déjà entamé. Nous comprîmes bien vite que la sénescence de la population s’accélérerait horriblement, ne laissant qu’à très peu de gens l’occasion de s’enfuir de la ville maudite devenue noire, visqueuse et épaisse.

    La fatigue devint exponentielle, nous contraignant à une immobilisation morbide et fataliste. Mes parents, habitant un quartier opposé au mien, périrent avant que je n’aie eu le temps de les accompagner dans la mort. Accablée d’une intense peine physique aussi bien que d’une brusque solitude, je réussis à traverser la rue pour rendre une dernière visite à Carole et Marc, mes amis d’enfance. Durant mon court trajet, la ville ne ressemblait déjà plus à celle que j’avais connue. Les rues étaient désertes et empestaient la décomposition. Mes yeux ne distinguaient pas grand chose, mais je suis sûre que si toute la plage du spectre lumineux m’eût été accessible, j’aurais pu observer un miasme putride se modeler et remplir le vide laissé par les habitants. J’avais l’impression de me déplacer dans une purée invisible qui entravait mes membres anéantis par une trop longue vie.

     Le sort de Carole et Marc m’emplit d’une tristesse trop prégnante pour être dissimulée. La vision de leur fardeau aurait pu briser le plus solide des hommes ainsi que les espoirs des dieux.
     Carole était enceinte. Le bébé avait déjà vieilli au sein de sa mère et était mort avant d’arriver à terme. Carole savait qu’elle allait devoir vivre le peu de temps qu’il lui restait avec ce cadavre dans son ventre. Aucun de nous n’eut la force de nous remémorer nos bonheurs passés. Nous étions trop fatigués de toute façon, pleurer devenait difficile et la lamentation trop épuisante.

     Le souffle court, je suis toujours allongée en train de rédiger cette note. Je vais faire comme mes amis : fermer les yeux et m’endormir. L’air est trop lourd, je n’arrive pas à les garder ouverts. Il fait tellement sombre dehors, je ne vois plus la lumière. Elle est partie. Tout est parti.


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