Publié par harkia le
La fille du cimetière n’avait ni parents, ni amis, ni mari. Elle était la plus esseulée du village en dépit de sa grande beauté. Une beauté froide qui mettait mal à l’aise malgré une douceur qui lissait son visage fardé de peines. Tout le monde la désirait tout en craignant sa différence et sa solitude distinguée.
Surtout depuis la tragédie.
Au début, elle passait le plus clair de son temps dehors, écumant les rues, les chemins et toutes les sinuosités du village aux frontières boisées. À son arrivée, elle n’était pas rejetée comme maintenant, son élégance ainsi que sa passion pour les fleurs attendrissaient ses voisins sensibles aux belles choses de la vie. Elle gambadait, mordante et candide, douce et affirmée, parmi les champs de coquelicots, les sous-bois garnis de Cardamines et de Jacinthes, et les points d’eau cerclés d’Iris et de Nymphéas au rose éclatant. La beauté des plantes, des fleurs et des fougères, l’emplissait d’une joie nécessaire pour sa propre survie car son cœur, à l’instar de ce qui est beau, était éphémère en joie et se tarissait vite de bonheur. Il était dur pour la fille du cimetière de consacrer du temps à autre chose qu’aux merveilles qu’elle cueillait ou contemplait. Elle s’isolait pour faire face à la violence d’un monde noir et cruel dans lequel sa propre famille l’avait abandonnée.
Elle respirait à pleins poumons l’odeur délicate et sincère des fleurs pour ne pas sentir autour d’elle l’air vicié que les êtres humains recrachaient sournoisement. Les fleurs lui donnaient tout, alors que ses contemporains lui donnaient la pestilentielle illusion de tout.
La splendeur de la fille du cimetière frustrait les hommes du village et les rendait acrimonieux, tandis que les femmes la jalousaient et l’enjoignaient à se tenir loin de leur mari. Dès lors, dans cette petite bourgade, elle allait être comme la sublime fougère arborescente qui peine à s’épanouir dans un climat sec : elle allait renoncer pour rester au sol, loin de l’épanouissement au sein des hautes canopées arboricoles.
Peu de temps après survint la grande peste qui emporta plus de la moitié du village aussi sournoisement que brutalement. Les habitants, désespérés et misérables, tristes et biaisés, préféraient blâmer la pauvre fille du cimetière qu’ils avaient vue roder près des sépultures du village juste avant la tragédie, lui imputant injustement, telle une sorcière — ainsi que son sobriquet —, tous les malheurs de la communauté.
Habituée de cette mélancolie, elle se retrouva une fois de plus rejetée et consacra le reste de sa jeune vie à l’entretien du cimetière. Puisse-t-elle avec la mort, côtoyer le silence et la bienveillance en déposant les plus belles fleurs sur les corps emportés par la peste.
Elle n’en voulait pas aux villageois, elle les savait tristes et dépassés par quelque chose de plus fort qu’eux. Ces derniers, avec le temps, observant les errements de la fille du cimetière parmi leurs proches décédés, ne purent que tolérer sa présence et ses efforts : la bonne tenue du cimetière et de ses fleurs témoignait qu’elle n’avait rien perdu de son innocence et de sa générosité passée. Ils étaient prêts à lui pardonner leurs anciennes accusations dictées par la colère et le chagrin.
Mais la fille du cimetière préféra demeurer seule parmi les tombes afin de respirer la douce odeur des Ancolies, plutôt qu’inhaler le parfum rance de la société et ses remugles perfides.
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